Le voyage

Elle n’était plus très sûre de partir à l’heure. Les bagages empilés autour du brasero de la gare, son regard s’accrochait désespérément au tableau des départs.

Ian lui avait proposé de l’emmener à Bologne avec l’Alfa Romeo, mais elle avait refusé. Il travaillait déjà tellement! C’est bien simple, il partait de la maison à cinq heures du matin et ne rentrait qu’à vingt-deux heures. Oh, ils ne manquaient de rien, ils étaient même plutôt bien lotis question argent, mais elle se faisait du souci pour sa santé. A ce rythme là, son fiancé risquait le burn-out.

En attendant la date de leur mariage, Mercedes voyageait à travers toute l’Italie avec une amie d’enfance retrouvée il y a deux ans au village où vivait encore ses grands-parents.

Elle avait croisé Jeanne un soir où elle avait bu plus que de raison. Depuis, Jeanne ne la quittait plus d’une semelle, et parfois elle rameutait ses deux frères pour profiter « encore un peu de leur jeunesse », comme elle le justifiait en prenant un petit air coupable.

Heureusement que Jeanne n’avait jamais rencontré son fiancé, car elle n’était pas spécialement désireuse de connaître toutes les modalités que comprenait l’expression « profiter de sa jeunesse ». Heureusement, Ian vivait dans un trou paumé pour être plus proche de la nature. Leur petit nid d’amour avait quelque chose d’inviolable, et elle comptait bien protéger leur couple jusqu’à ce que la mort les sépare.

Aujourd’hui, elles avaient prévu d’aller à Bologne par un train de nuit. Mais les heures de départ ne cessaient de changer. Un problème sur les voies, d’après la guichetière.

— Tu sais, moi aussi je vais peut-être me marier… Tu te souviens de ce type, Ricardo? demandait Jeanne en grignotant une barre chocolatée achetée au distributeur.

— Celui qui braque des banques et qui trempe dans des affaires de drogue? Jamais rencontré. Et heureusement!

— Oui, c’est lui! Et bien figure-toi que je suis sortie avec lui. C’était l’été dernier, quand tu as boudé l’Italie pour aller prendre des vacances en Chine. Non mais quelle idée bizarre, franchement! Bref, on a passé un super été, après il s’est volatilisé et voilà qu’il m’a de nouveau draguée il y a un mois. Depuis, on ne se quitte plus, enfin presque…

Distraitement, Mercedes tourna la tête vers le panneau d’affichage.

— On devrait rentrer, dit-elle à son amie. Je n’ai plus envie d’aller visiter Bologne, ça me fatigue tous ces trains en retard!

— Ouais, ouais… pour en revenir à Ricardo, des rumeurs circulent, comme quoi il a trempé dans des sales affaires sanglantes. Pour de l’argent. Personne ne l’a jamais coincé.

— Ce genre de type ça finit sous les verrous. Tu devrais faire attention à toi.

— Moi, j’aime bien son côté bad boy.

Mercedes haussa les épaules. Il commençait à faire vraiment froid dans la gare déserte et venteuse. Et elle en avait assez du babillage de son amie.

Sur le panneau d’affichage, une ligne se colora de rouge.

— Voilà, le train est annulé! Je vais demander à Ian de venir nous chercher, conclut Mercedes avec réticence.

Jeanne frappa dans ses mains comme une collégienne.

— Super, je vais enfin pouvoir le rencontrer!

Après un coup de fil rapide à Ian, les deux jeunes femmes se blottirent près du brasero, sautillant sur place pour se réchauffer. Il était près de minuit.

Enfin, dix minutes plus tard, dans le lointain, une voiture rugit, puis vint se garer devant la gare.

— Ah, c’est sûrement Ian, dit Mercedes en attrapant sa valise. Il a fait vite!

Son amie sur les talons, Mercedes contourna l’Alfa Romeo pour se précipiter dans les bras de son fiancé.

Alors qu’elle ouvrait le coffre pour charger les bagages, Jeanne apparut, et ses yeux s’écarquillèrent au milieu de son visage devenu blafard. D’une voix atone où perçait un étonnement effrayé, elle articula, à l’adresse du fiancé de son amie :

— Mais… Ricardo, qu’est-ce que tu fais là?

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Author: Alex

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